Orange Mécanique, Stanley Kubrick, 1971 Ma soumise et moi avons une fiche sur un site de rencontre libertin. Parce que nous sommes des êtres pervers qui avons un fétichisme particulier : on aime le sexe sous beaucoup de formes tant que c'est dans un contexte D/s. Oui, nous sommes des fous. Et donc nous avons une passerelle qui nous permet de rencontrer des couples idem : ceux qui mélangent allègrement libertinage et BDSM. Je dis cela de manière presque honteuse car on rencontre de plus en plus de duos (en munch et autres) qui pratiquent beaucoup de choses sans "génitalité”. Un mot que je déteste alors que j'adore "nonobstant" (qui n'a rien à voir). Bref, chez nous, plaisir et discipline se mêlent intimement. Ainsi, il n'est pas rare de voir dans les annonces ou les échanges avec des couples (outre qu'ils ne veulent rien de "crade") que beaucoup rejettent toute forme de "violence". Et je dois avouer que c'est très vexant d'être catalogué a priori dans une catégorie qui fait souffrir brutalement de pauvres soumises. Alors que c'est franchement le contraire. Quand on liste les fondamentaux de nos pratiques (consentement, responsabilité du dominant, observation constante de l'état psychologique et physique, safeword), les conditions sont réunies pour que la brutalité soit inexistante. (Oui, je me doute que certains d'entre vous souhaitent faire le bémol que ces critères DEVRAIENT être l'apanage de toute pratique et que nombre de dominant(e)s ne sont pas tous à leur hauteur. Bémol fait.)
Paradoxe révélateur : une libertine accepte sans trop de problème une bonne levrette claquée par surprise mais rejette le principe la "violence" BDSM pourtant négociée en amont. Ce paradoxe illustre l'inadéquation de notre vocabulaire. Ce qui est spontané et non préparé serait acceptable, tandis que ce qui est discuté, consenti et encadré serait violent ? Tout cela parce qu’on se trompe sur l’impression de l’intensité. Pourtant on pourrait dire que le BDSM est violent. Mais pas comme on le pense a priori. Violence vient du latin violentia composé de "vis" : la force (force brute, puissance physique mais aussi vertu, valeur morale chez les Romains) avec le suffixe "lentia" qui marque l'intensité. Donc violentia désigne l'intensité d'une force, sans connotation nécessairement négative. Au fil du temps violence n'a gardé que des connotations d'agression, de contrainte et d'exercice du pouvoir SANS consentement. Quelques vestiges de ce sens originel se retrouvent dans des expressions comme "se faire violence". Les sportifs "se font violence" pour se dépasser, pour repousser leurs limites physiques et mentales. Personne n'y voit de la brutalité. Dans le BDSM, c'est exactement la même logique : un dépassement volontaire et consenti des seuils habituels de sensation. Pourtant, dans un cas on parle d'exploit, dans l'autre on crie à la sauvagerie. Mais la violence se rapproche le plus souvent dans le sens de violer les lois ou le droit, faire mal physiquement ou psychologiquement. Comme à mon habitude, je donne l'impression d'enfoncer des portes ouvertes. Bien sûr que tout le monde pense comprendre ce que le mot violence veut dire et ce qu'il représente. Regardons les choses en face et simplement : vu de l'extérieur, par les yeux non avertis des béotiens, le BDSM peut sembler violent. Des corps marqués, des cris de douleurs autant que de plaisirs et souvent un mélange des deux, des instruments qui claquent sur la peau. Les non-initiés y voient de la brutalité, de la sauvagerie, voire une forme de pathologie. La perception de la brutalité fait peur et même ceux et celles qui la subissent ont aussi sur le coup (c'est le cas de le dire) une sensation de douleur qui les fait regretter l'offrande de leur corps. C'est la perception immédiate. La réalité est que la douleur est une immense vague qui emporte l'esprit, transcende le corps, amplifie les sensations et donne des bouffées de chaleur qui transportent vers le néant ou l’espace selon l'interprétation qu'on veut lui donner. Ainsi la violence est recherchée, désirée et négociée. Au second degré, et donc de manière semi consciente, il faut comprendre que le BDSM n'est pas la "violentia" au sens contemporain du terme, mais plutôt dans ce que les Latins appelaient "intensitas" : l'état de ce qui est énergique, spontané et intense. Les dominants, fouetteurs, cravacheurs, fesseurs, martineurs et autres impacteurs (néologismes) ne sont donc pas des tortionnaires sans âme ni discernement. C'est même totalement le contraire. Quand on pense consentement, quand on cultive le sens des responsabilités, quand on observe et vérifie constamment auprès de sa soumise son état à la fois psychologique et moral, toutes les conditions sont réunies pour que la brutalité n'existe pas. La force est présente certes, le son impressionne et les marques sont visibles. Les corps se dandinnent et les gémissements s'entendent. Mais c'est un ballet érotique. Un art de l'intensité où chaque réaction est observée. La violence perçue n'est que l'apparence. La réalité est celle d'une chorégraphie intime où la confiance remplace la crainte, où l'abandon se substitue à la contrainte. Michel Foucault le pense ainsi dans une interview éditée en en 1984 : "L'idée que le S/M est lié à une violence profonde, que sa pratique est un moyen de libérer cette violence, de donner libre cours à l'agression est une idée stupide.Nous savons très bien que ce que ces gens font n'est pas agressif ; qu'ils inventent de nouvelles possibilités de plaisir en utilisant certaines parties bizarres de leur corps - en érotisant ce corps." Car, dans l’absolu, ce n’est peut-être pas tant la violence qui impressionne que la peur qu’elle soit révélatrice d’un côté malsain enfouis que l’on ferait surgir sans contrôle. Hors, la définition contemporaine du S/M devenu BDSm est que c’est plus un développement personnel au travers de l’érotisation de pratiques en autour de la sexualité. Un sorte de performance qui allie des pratiques diverses autour du corps et de l’esprit. En tout cas, dans un état d’esprit bienveillant, fusionnel avec l’autre et surtout maitrisé. Digression rapide : Et vous comprenez pourquoi, là encore, je suis en désaccord avec ceux qui se revendiquent “primaux” ou “primales” et autre vocabulaire associé (voire mon article sur alpha, primal). Il faut éviter de donner du grain à moudre à ceux qui peuvent penser qu’il y a quelques chose de négatif en nous que l’on sort de manière incontrôlée et sauvage. Violence psychologique : Verba acutiora gladiis (les mots sont plus tranchants que les épées) Moins évidente, la violence dans le BDSM peut être aussi psychologique comme dans la vie de tous les jours. Elle est plus subtile et pourtant elle doit être maniée avec encore plus de discernement. Par exemple la forniphilie qui transforme l'être aimé en simple meuble, l'attente qui étire le temps jusqu'à l'insupportable, les mots crus qui cassent l'ego, l'humiliation qui touche l'esprit autant que le corps. Ces pratiques sont tout autant dures pour l’esprit et donc le forge aussi. Et, comme beaucoup ont pu y assister dans des donjons, des spectacles ou des films, ces pratiques peuvent paraître cruelles. Pourtant, là encore, quand on sait pourquoi on les pratique et avec quelles finalités, l'aspect extérieur ne révèle en rien les vraies sensations de la soumise (ou du soumis). La sensation de dénuement, des ordres qui humilient mais qui excitent en même temps, l'impression forte d'appartenir sont autant de facettes de plaisirs profonds. La démonstration de cette analyse est que ce qui ressemble le plus à de la violence devient, sous l'égide du consentement éclairé, un acte sinon d'amour au moins bienveillant, pour encourager à se dépasser. Dans le BDSM pratiqué avec responsabilité, on avise en amont les désirs et les limites, et chaque session est ponctuée de points de contrôle et finalisée d'un debriefing et d'un aftercare attentionné. On le répète à chaque texte : si on enlève une part d'humanité à sa soumise on doit la lui rendre. Si on abîme un tant soit peu l'épiderme, on doit le réparer, réchauffer et enfin faire rayonner la personnalité. Le dominant doit vérifier constamment l'état physique et moral de son ou sa partenaire et doit moduler l'intensité selon les réactions observées. Nous sommes dans l'accompagnement de l'exploration des sensations extrêmes comme un guide expérimenté supervise l'ascension d'un sommet périlleux. Et, à ce moment, la violence n'est qu'un théâtre de l'intimité. Et certaines y verront même une exhibition qui intensifie le plaisir. Pas tant par la violence subie que par celle qui est perçue. Alors pourquoi cette persistance regrettable du terme "violence" dans le jugement sur le BDSM ? Premièrement parce que ceux qui observent de loin utilisent un vocabulaire inadéquat qui prolonge une image sulfureuse, quelquefois pour s'en moquer, mais le plus souvent pour le critiquer. Ensuite, les médias et les réseaux privilégient le sensationnalisme : "violence sexuelle" génère plus de clics que "intensité consensuelle". Il demeure plus aisé d'attirer par le sulfureux que de nuancer. Ensuite, nous en sommes aussi les fautifs et les bénéficiaires. Avouons-le : on aime à penser que nos pratiques sont en marge, un peu limites et donc que nous surfons sur la violence à l'instar d'une grande partie de notre vocabulaire qui fait appel à des images fortes : ordres, impact, contrainte, force, etc. Nous gagnerions à combattre le terme violence pour lui en préférer d'autres : intensité ou sensation extrême. Car la violence dans son sens moderne, celle qui meurtrit l'âme autant que le corps, ne doit pas être la description de ce que l'on vit. Conclusion : Ultra limites, se ipsum (Au-delà des limites, soi-même) Le BDSM explore les territoires les plus intenses de la sensation et de l'âme humaine. Certes, il peut laisser des traces temporaires sur les corps et des souvenirs tout aussi marquants. Le D/s mène là où d'autres n'osent s'aventurer. Mais l'intensité n'est pas la violence, pas plus que la chirurgie n'est une mutilation ou la varappe un suicide. La seule violence véritable demeure celle qui bafoue le consentement et méprise la sécurité. Tout le reste n'est qu'intensité partagée, art de porter les sensations à leur paroxysme. Ethan Ref : Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l'identité » dans Dits et écrits, tome IV (1980-1988), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, Texte n° 358
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Ethan, adepte du BDSM, dominant, explorant une philosophie humaniste au travers d'une pratique socialement en marge. Archives
Octobre 2025
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