![]() 1) Quand la bien-pensance occidentale rencontre la science… Qui a créé le masochisme ? Qui a joué au sadique en utilisant le nom de cet écrivain (vivant je le répète) en se disant que ce dernier serait certainement excité par l’humiliation de se voir attribuer une perversion complète ? Je vous le donne Émile : Her doctor Krafft-Ebing. Oui. Celui qui a utilisé le mot sadisme pour définir une perversion. Il l’a publié dans son fameux Pychopatia Sexualis de 1895 en même temps que le sadisme, fétichisme et autres analyses de cas biaisées. Ainsi en introduction de son ouvrage, il estime que les aliénistes, dont il fait partie, qui se confrontent à l’aspect sexuel des malades ont « le triste privilège de la médecine et surtout de la psychiatrie d'être obligée de ne voir que le revers de la vie,la faiblesse et la misère humaine. » Et si on arrêtait là, on pourrait comprendre que découvrir les fantasmes et les fétichismes les plus osés est choquant. Mais Her Doctor mélange tout : pensée moralisatrice, analyse des civilisations à l’emporte-pièce et pseudo éthique scientifique. Petit condensé des écrits de Krafft Ebing :
Outre l’outrecuidance d’utiliser le nom d’un auteur vivant pour désigner ce qu’il estime être une maladie, on continue d’accepter sa définition du masochisme venant d’un chancre des bonnes mœurs. Il reconnaît cependant une forme d’influence de Sacher-Masoch en justifiant son choix de terme masochisme page 161 : « Dans la littérature nouvelle, dans les romans et les contes, la perversion psycho-sexuelle…a été traité par Sacher-Masoch, dont les écrits plusieurs fois cités, contiennent des descriptions de l’état d’âme morbide de ces individus. Beaucoup de gens atteints de cette perversion signalent ses ouvrages comme une description typique de leur propre état psychique. » Ce serait donc les lecteurs s’identifiant à Sacher-Masoch qui ont donné l’idée à Krafft-Ebing d’utiliser le mot masochisme. 2) Alors, comment définit-on le masochisme en 1886 ? « Le masochiste est le contraire du sadiste. Celui-ci veut causer de la douleur et exercer des violences ; celui-là, au contraire, tient à souffrir et se sentir subjugué avec violence. Par masochisme, j'entends cette perversion particulière de la vita sexualis psychique qui consiste dans le fait que l'individu est, dans ses sentiments et dans ses pensées sexuels, par l'idée d'être soumis absolument et sans condition à une personne de l'autre sexe, d'être traité par elle d'une manière hautaine, au point de subir même des humiliations et des tortures. Cette idée s'accompagne d'une sensation de volupté. » Il a quand même détecté la notion de plaisir dans l’humiliation se rapprochant donc de ce qu’on nomme actuellement le masochisme moral ainsi que le plaisir pris directement dans la douleur. Il rate cependant la notion d’appartenance et l’envie d’obéir sous la forme sentimentale pure. Une forme de relation amoureuse autour du don de soi qui va de pair avec le lâcher-prise. L’amour vanille est certes sympathique et il peut être profond. Et au fil du temps on arrive à partager des choses très personnelles (genre le furoncle récurrent que même votre mère ne connaissait pas). Mais offrir son corps, sa douleur, son obéissance, sa liberté de choisir vont bien plus loin. Accepter que le seul objectif puisse être la satisfaction pleine et entière de son dominant est une preuve d’abnégation totale. En cela, je le rappelle, la soumission est une force et non une faiblesse. Être capable de changer et d’évoluer pour son maître est sans égal. L’Amour, voire la fascination et la déification, c’est ce dont il est question dans la Vénus à la Fourrure. Et quand Kraft « Abruting » décide de définir le masochisme, il ne prend en compte qu’une face de la pièce. Il se contente de décrire, encore une fois, une pathologie dans sa forme la plus abscons pour le commun des mortels ce qui en fera avant tout une monstruosité. Krafft-Ebing définit le sadisme par « le désir de faire souffrir l’objet sexuel par humiliation et soumission ». Pour lui ce n’est qu’un développement excessif de la composante agressive de la pulsion sexuelle. Surtout, le lien entre sadisme et masochisme est souligné sans justification : « Un sadique est toujours en même temps un masochiste, ce qui n’empêche que le côté actif ou le côté passif de la perversion puisse prédominer et caractériser l’activité sexuelle qui prévaut. » Ha bon ? Avec le recul, on dirait qu’il explique que tous les sadiques sont switch. On rigole bien avec lui. Une connerie par phrase. ![]() 3) Il faut lire la Vénus à la Fourrure. Il n’y a pas d’excuse pour ne pas l’avoir lu. Premièrement il est gratuit et accessible en ligne. De plus, il n’est pas écrit dans un vieux français littéraire comme celui de Sade. Le style est fluide et le texte est beau. Mais en plus, il est court. Je ne saurais donc trop vous conseiller (ordonner ?) de le lire. Et vous vous apercevrez que l’histoire parle de fascination, d’adoration à tel point que le héros se met à genoux de lui-même devant elle. Mais Wanda lui donne des droits de mari et elle l’aime. Elle ajoute qu’elle ne sera jamais en colère contre lui. On parle en fait d’une relation domination/soumission symbiotique. Il y a un échange, une complémentarité où chacun va petit à petit rentrer dans son rôle. Au fil de l'ouvrage, on assiste à la création de la relation D/s sous l’impulsion du héros. Alors oui le héros évoque des coups de verges reçus mais il n’en tire pas tout de suite un plaisir direct. C’est plus tard que les coups de fouet le rendent heureux. On assiste plus à un bien-être émotionnel et d’appartenance que la simple transformation de la douleur en plaisir. Il parle d’amour, de propriété, d’adoration. Et pourtant c’est lui qui conduit Wanda à devenir sa maîtresse. Et quand on lit la Vénus à la Fourrure de Sacher-Masoch, on se rend compte que la plupart du temps il est plus excité par l’humiliation que par les coups qui l’accompagnent. C’est-à-dire, et c’est là le pivot du masochisme, que les coups sont compris comme des preuves d’attention et donc d’affection. C’est après qu’on l’associe au plaisir. Ce n’est donc pas seulement aimer avoir mal mais s’oublier pour l’autre quel que soit le traitement que l’on subit. Dans ce cas, la douleur et l’humiliation sont des preuves d’amour interactif. Pour résumer, dans La vénus à la fourrure, on y trouve l’ensemble de ce qui régit toute la relation maître/esclave avec une domination et une propriété pleine et entière. Ce qu’en a compris Krafft-Ebing est une vision tout à fait subjective, voire mensongère. Donc si on voulait, on pourrait juste utiliser le terme masochisme pour couvrir à lui seul les notions de domination/soumission, discipline, impact et contrainte et même le jeux de rôle comme celui d’être un valet ou une domina avec fourrure et botte. Et même plus, la notion d’amour et d’adoration sont les moteurs de cette volonté. Car, oui, c’est une volonté, devenir l’esclave, le jouet de la femme qu’il déifie puisqu’il pousse Wanda à lui faire subir ce qu’il a déjà vécu plus jeune (en cela il y a une problématique intéressante sur la naissance éventuellement traumatique du masochisme ou non). Il y a la notion d’un parcours initiatique, de la peur primitive qui construit un homme qui cherche à embrasser l’entièreté de son être quitte à regarder en face sa propre faiblesse la plus profonde. C’est une leçon de courage, d’abnégation. 4) Compréhension de Masoch et quelques pensées éparses - Deleuze, dans sa « présentation de Sacher Masoch » enlèvera la complémentarité avec le sadisme (survendu par Freud) en le présentant comme une envie complexe et autonome puisque dans le livre c’est le héros qui pousse et transforme sa bien aimée en maîtresse . C’est lui qui met à jour les bas-instinct de celle qu’il désire. Et il est vrai qu’au fur et à mesure on y voit la description complète de ce qu’un dominant ou une dominante doit faire et penser pour être cruel(le) envers son esclave. Deleuze y voit de plus une manière d’être anti-système (contre les états qui nient l’individualité). Chose que l’on ne peut contester puisque l’ensemble de la « scène » se veut anti-conservatrice. Ce qu’a peut-être raté Deleuze et qu’on appelle maintenant la soumination où le masochiste utilise l’autre comme un outil pour ses plaisirs personnels. Mais c’est difficile à déterminer tant l’adoration qu’il porte à Wanda trouble l’analyse du tableau. - J’ai lu avec énormément de plaisir « avec ou sans Sacher-Masoch » de Patricia Rossi qui établit un comparaison « Sacher-Masoch et ellipse de Freud ». Elle remet leurs œuvres mais surtout leurs personnalités dans le contexte sociétal de l’époque. Pour moi, mon camp est vite choisi. Entre le libre penseur romantique qui se cherche au travers de la douleur et le créateur de la psychanalyse qui inventait des pathologies pour justifier des idées parfois saugrenues et même éminemment personnelles, je vote pour Léopold. - Schrenck-Notzing (1862-1927) psychothérapeute et parapsychologue allemand (si, si) a développé le concept d’algolagnie (souffrance dans l’érotisme) en 1892 et en le différenciant de l’algophilie (recherche de la douleur sans notion sexuelle). Il fait ensuite la différence entre l’algolagnie active (sadisme) et passive (masochisme). L’algolagnie en tant que pratique précède largement Sade puisque on retrouve des traces dès l’antiquité. Vous aurez remarqué que Schrenck-Notzing est aussi parapsychologue et qu’il a étudié avec condescendance les médiums et les ectoplasmes (le truc à la mode à l’époque). Il était plus normal de croire aux esprits et aux charlatans que de comprendre une sexualité alternative. - On note qu’Albert Eulenburg (1840-1917), psychiatre et chercheur germanique (encore et toujours) alors qu’il étudiait les œuvres de Sade, substitue le terme lagnainomanie (que l’on décrirait comme « volupté féroce ») à la place de sadisme et machlainomanie (sensualité féroce) pour masochisme. Oui les mots sont compliqués. Je ne me vois pas du tout me présenter « bonjour, je suis lagnainomane atavique tendance béhavioriste ». Mais j’aime bien les expressions qui décrivent l’instantanéité de certaines pratiques. - Alexandre Lacassagne (1843-1924), n’aimant guère le mot masochisme, reproche à Krafft-Ebing d’avoir choisi ce mot pour le mettre en adéquation avec le sadisme venant de Sade. Il propose lui le mot « passivisme », provenant d’un criminologue russe dont je n’ai pas retrouvé la trace. Le terme n’est guère mieux même si cela a la qualité de dépersonnaliser la notion. Lacassagne est aussi un bel olibrius qui aime particulièrement casser ses contemporains et taper encore plus sur les « pervertis » en les traitant de « dégénérés surtout les invertis » (homosexuels). Il a cependant une rue à son nom à Lyon où il a pratiqué et fut reconnu pour ses travaux en anthropométrie appliqué à la criminologie. Je ne cite pas Reik, Lacan, Spinozza, Foucault, Rousseau ou d’autres car il n’est pas question ici d’expliquer ou analyser le masochisme mais seulement de s’intéresser à la création et l’utilisation du mot. ![]() 5) En conclusion Bien évidemment, il est compliqué de changer les noms que nous utilisons désormais de manière courante et auxquels nous avons donné notre définition plus moderne avec d’autres vocables complémentaires. Ce qui m’étonne le plus c’est que, nous, les pratiquants BDSM, acceptons des expressions qui ont été inventées par des hommes qui classaient des pratiques en tant que trouble psychiatrique, maladie mentale, sujet d’étude de psychose et de comportement déviants. De plus, quand on s’aperçoit que Krafft-Ebing et Freud, aussi pionniers qu’ils puissent être, faisaient aussi leurs petite cuisine pour tordre des études et inventaient des analyses pour concevoir des maladies correspondantes à leurs envies, on est en droit de se demander pourquoi et comment les pratiquants ont accepté que ces dénominations perdurent. Pourquoi n’avons-nous pas inventé d’autres mots pour parler de pratiques en dehors de la société ? Pourquoi avons-nous accepté des étiquettes ? Il y a une première réponse qui est un peu logique : il y a cent ans, on ne les utilisait pas. Le SM se pratiquait en cercle restreint, il n’était pas nommé si ce n’est des vocabulaires simples comme maîtres, esclave, ordre, bastonnade, fouet, etc…On utilisait des mots plus emblématiques aussi comme doloriste, imprégnateur, pédiquer, flagellantisme… Une seconde réponse est dans la double interprétation secrète. On s’approprie l’origine des mots pour soi-même. Pour le tout-venant (le peuple, les vanilles, les non-comprenants) le masochiste est un malade. Pour le pratiquant, le masochisme est une marque de reconnaissance de Masoch et une manière de perpétuer sa philologie. Reste que la double interprétation fait perdurer l’incompréhension entre une éventuelle pathologie et une sexualité alternative. C’est à l’avènement d’internet et la nécessité de rassembler une communauté que les termes sont devenus génériques. Ainsi est apparu l’acronyme BDSM. A la base ce ne sont que des panneaux indicateurs pour guider des gens vers d’autres qui avaient les mêmes envies. Puis c’est devenu le vocabulaire d’une communauté. C’est assez récent, 30 ans. Alors c’est une espèce de gonfalon pour que les « débutants » puissent trouver une voie. Mais rapidement dans la sphère grouillante, le besoin de se démarquer s’est fait sentir et d’autres termes comme kink, primal ont fait leur apparition. On a remis au goût du jour des mots comme top et bottom issus des années 70. Nous voguons désormais dans une mégalopole lexicale compliquée avec ses rues, sa faune, ses quartiers divers. Et il suffit qu’un fétichisme soit suffisamment hype pour qu’on l’ajoute. Ainsi j’ai découvert dernièrement la « pornographie victorienne » et le « BDSM spirituel ». Je pleure de rire. Et on se félicite de cela en parlant de progrès ou de renouvellement constant. Une fois que l’on enlève l’épiderme de nos pratiques, c’est-à-dire les mots. Quand on s’aperçoit qu’ils n’ont d'autre origine que les élucubrations d’une bande de vrillés germaniques centenaires, mis aux goûts du jour par des écrivains de la série Arlequins et des geeks en mal d’étiquettes, on s’aperçoit que le SM a une Histoire discrète mais continue. Il a toujours été pratiqué au fil des envies sexuelles et s’est adapté aux modes de vie. Pour totalement conclure cette seconde partie des mots écartelés, si on souhaitait saluer les hommes à l’origine des mots sadisme et masochisme (Sade et Masoch), ou tout du moins leurs œuvres littéraires, on pourrait totalement se contenter de l’acronyme SM pour couvrir toutes les pratiques. Quand on y regarde de plus près, pourquoi ajouter la notion de bondage ou de domination/soumission ? Pourquoi multiplier les étiquettes ? Nous sommes passés de SM à BDSM. C’est quoi la suite ? A l’image de la communauté gay qui est devenu LGB, puis LGBT, et enfin LGBTQ +, on va ajouter les fétichismes, BDSMF. On utilisera le S de Sadisme et Soumission, pour y adjoindre le Shibari. Et on aura les revendications : ceux qui veulent évoquer l’esclavage, ou les différents genres, ou l’aspect asexuel, ou le consentement…On aura donc, en 2030, le BDSMFX∞ (ça claque bien le petit symbole infini à la fin). Je plaisante à peine. Je ne vois en fait qu’une surabondance de termes qui dénature le SM sans l’enrichir. Mais si ce n’est que les mots… C’est surtout le morcellement qui guette une communauté d’ores et déjà inexistante et qui va finir par se déchirer dans une mini guerre claniste. On va oublier le fond, l’Histoire et on croira réinventer la chose en omettant que le vrai dominateur et ennemi c’est l’ego. La seule à se réinventer, à continuer son bonhomme de chemin, quel que soit le terme qu’on lui donnera, c’est la pratique du plaisir dans les extrêmes. Qu'elle soit nommée SM, BDSM, BDSMFX∞, ou autre, on trouvera bien un moyen de se retrouver et de se fouetter les uns les autres. Ethan Dom (1) J’ai demandé de l’aide à un ami concernant les mœurs japonaises. Il m’a répondu : « Ce à quoi fait allusion Krafft-Ebing sont les histoires racontées dans maints romans où un fils de famille riche visite Yoshiwara (le quartier du sexe commercial à Tokyo de 1618 à 1958) et tombe amoureux d'une Oiran (les courtisanes du rang supérieur) et l'épouse. Il y a eu plus de romans écrits sur cette histoire que de cas réels. En notant que les Oirans étaient probablement moins d'une trentaine sur 4000 courtisanes, et qu'une nuit avec elles (et les musiciennes qui l'accompagnent) étaient réservés aux fortunes les plus conséquentes. » Lexique : Algolagnie : souffrance dans l’érotisme ou douleur mêlée à la sexualité. Algophilie : (recherche de la douleur sans notion sexuelle) Doloriste ou dolorisme : exaltation de la douleur physique. La religion catholique est considérée doloriste à l’image du Christ sur la croix. Flagellantisme : à l’origine c’est la pratique de la flagellation pour l’élévation de l’âme, afin d'expier ses péchés dans la religion chrétienne. Puis évidemment c’est devenu une pratique purement sexuelle. Imprégnateur : de imprégner, faire pénétrer un liquide. Si le mot évoque désormais un dresseur d’animaux, il faisait plutôt allusion à la fécondation au début du 20ième siècle. Je préfère faire appel à un imprégnateur plutôt qu’à un bull pour faire un cream pie. Lagnainomanie : volupté féroce synonyme de sadisme. Machlainomanie : sensualité féroce pour masochisme. Pédiquer : sodomiser (même racine que pédophile, pédopsychiatre…) Ethandomiste : croyance comme quoi l’érudition peut se partager avec humour. Références : Patricia Rossi Deleuze et le masochisme Vous trouverez ici un texte résumant la complémentarité entre sadisme et masochisme, des écrits de Krafft-Ebing. C’est parcellaire (voire désuet et inexact) mais recèle des éléments néanmoins intéressants. Pour le reste Wikipedia et BNF sont vos amis. Le meilleur pour la fin : téléchargez directement ici la Vénus à la Fourrure, format PDF. Pour d'autres formats, cliquez ici. Je rappelle que cette ouvrage fait partie du domaine public. Lisez-le, c’est un ordre.
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Auteur
Ethan, adepte du BDSM, dominant, explorant une philosophie humaniste au travers d'une pratique socialement en marge. Archives
Novembre 2023
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