Une page difficile à tourner

Mon père est décédé le 31 octobre 2020.
 
J’ai mis l’action de faire le deuil en suspend car une succession d’événements a gelé mon cœur. Il était déjà hospitalisé quand j’ai fait mon AVC. Nous avons conversé succinctement au téléphone, chacun dans notre chambre de réanimation éloignées de centaines de kilomètres, échangeant des propos légers sur la vie hospitalière.
Puis de retour à la maison, les conséquences de mon AVC ne m’ont pas permis de le rejoindre dans ses derniers instants. La veille de sa mort, je ne lui ai pas dit « je t’aime » alors qu’il me disait certainement adieu. Je lui ai dit de se battre, de rester fort. Ses petits-enfants, par contre, lui ont dit qu’ils l’aimaient. Mon instinct criait que c’était certainement la dernière fois que je lui parlais mais je ne lui ai pas dit que je l’aimais.
 
Je ne lui pas dit non pas par pudeur mais parce qu’on ne peut pas dire « je t’aime » tout seul.

---

Quand on dit je t’aime à son père alors que ne l’on lui a jamais dit, il faut alors ouvrir des portes et des tiroirs, des souvenirs et des anecdotes, des explications et des émotions. Quand on veut dire je t’aime à son père pour la première fois, on fait face à qui on est, à ceux qui nous ont construit et éduqué. Quand on dit je t’aime à son père, on s’oblige à se voir enfant et adulte. Quand on dit je t’aime à son père on affronte la peur qu’il ne soit pas fier de nous.
 
Quand on dit je t’aime à son père sans l’avoir prononcé, on ouvre une boite étincelante en espérant qu’il le sait et qu’il comprend. On l’a remplie de tout l’amour et des remerciements qu’on a dans le cœur.
 
Si on doit dire je t’aime à son père, il faut lui expliquer.
Je l’aime pour avoir subvenu a plus que mes besoins. Je l’aime pour m’avoir fait rire. Je l’aime parce que sa protection m’a permis de cultiver la confiance en moi. Je l’aime pour avoir montré ce qu’est de savoir travailler. Je l’aime aussi pour ne pas avoir été d’accord avec lui, voire mis en colère de par ses choix car cela m’a forcé à me positionner, à réfléchir sur moi-même et faire mes propres choix. Je l’aime car chaque événement positif ou négatif devinrent des leçons de vie qui démontre que l’on peut se tromper mais aussi que l’on peut avancer.
Je l’aime aussi car il a été le grand père idéal pour mes enfants et il a construit des souvenirs chaleureux dans leur inconscient qui les berceront toute leur vie.
 
Cela fait plus d’un un an que j’ai mis le deuil en suspens car je ne t’ai dit pas dit je t’aime, ni pourquoi et donc je n’ai pas pu te dire adieu.
 
Cette année fut tellement difficile. Des choses me rongent et m’alourdissent. Je dois te laisser partir, mais je fais comme si tu étais toujours là, pas loin. Comme si j’avais encore le temps de te dire je t’aime.
Il est trop tard pour les je t’aime.
Il est plus que temps de dire adieu.
 
Je vais mettre cette boite étincelante dans ta tombe grise pour qu’elle te réchauffe papa.
 
Je suis désormais celui de la famille qui doit être le prochain à partir. Que je me trompe ou que j’excelle, que ma vie soit ratée ou réussie, c’est une leçon de vie.
Alors, avant que je ne parte, avant que ma vie soit une légende ou une simple anecdote, à vous tous : enfants, famille, amis, sachez que je vous aime.
 
Et
Je t’aime papa.
 
Vous vous demandez peut-être pourquoi ce hors sujet, pourquoi publier ici un texte qui n’a rien à voir avec le BDSM.
Premièrement parce que je fais ce que je veux sur ma page. Deuxièmement par mon ego sera flatté si je vous touche.
 
Mais surtout, cela fait partie de cette phrase que je répète assez souvent : la vie est BDSM.
Cela n'a rien à voir avec le décès de mon père. Mais face à la futilité de la vie et une forme de superficialité dans nos pratiques, je me suis fait la réflexion que le BDSM ne doit être ni une fuite ni un refuge. C’est un mode de vie, un ensemble de pratiques et une façon de penser qui est sensé nous épanouir mais aussi permettre de rencontrer l’Autre.
Pour moi, Il n’y pas que des pulsions à assouvir. Il y a aussi la quête de soi-même et de l’autre. Je fouette donc je suis. Je te fouette donc je t’aime.

Ethan

Illustration : Ethan